La narration à embranchements va au-delà de celle à variations, puisqu'il ne s'agit plus ici de choix sans conséquences voués à amener simplement de la variété dans l'expérience des lecteurs. L'essence même de l'histoire à embranchements est de proposer au lecteur non plus de simples nuances dans l'histoire mais bien des chemins complètement différents. Ces chemins peuvent être totalement indépendants et mener à des fins elles aussi uniques et pouvant tout aussi bien être positives que tragiques.
Ce type d'histoire est celui de la majorité des visual novel dans lesquels la narration est justement divisée en "route" (le monde anglophone emploie le terme de "path") principale et routes secondaires. Très souvent, les fins des visual novel sont numérotées (Fin 1, Fin 2, Fin 3, etc.) ou reçoivent des qualificatifs, entre "bonne" et "mauvaise" fin (Good Ending / Normal Ending / Bad Ending).
Au-delà de l'anecdote, cette dénomination des fins a un but : permettre au joueur d'avoir une vision des fins (et donc des chemins) qu'il a découvertes. Il est ainsi amené à se dire qu'il n'a pas "réussi" à trouver le chemin amenant à la fin 4, ou est poussé à recommencer la lecture depuis le début pour parvenir à découvrir la meilleure fin.
C'est en cela que le visual novel prend sa dimension de jeu basé sur le texte.
Dans tous les cas de fiction interactive incluant des choix, il est primordial de se poser la question de la pertinence même de ces choix, de leur signification et leur apport réel à l'histoire. Sid Meier, créateur de jeux vidéo légendaire dans son domaine, a résumé les choses ainsi lors d'une interview : un bon jeu est une « suite de choix intéressants »
. Qu'est-ce alors qu'un "choix intéressant" ?
Dans son article "Choix intéressants et narration interactive", Sachka Duval explicite brièvement la pensée de Sid Meier :
« Un choix est intéressant à plusieurs conditions, il détaille cette affirmation ainsi : il ne doit pas y avoir une option clairement meilleure que les autres (sinon le choix est facile à faire), mais les options ne doivent pas être toutes également satisfaisantes (sinon le choix est ennuyeux), et le joueur doit pouvoir effectuer son choix en connaissance de cause (pour éviter l'impression de hasard ou de triche). En bref un choix c'est de la réflexion et de la prise de risque. Bien sûr Meier avait plutôt en tête le jeu de stratégie, mais cela pourrait probablement s'appliquer aux jeux d'aventure à narration non-linéaire et aux scénarios à embranchements. »
L'article ci-dessous, de Boris Solinski, explicite entre autres la nature et l'influence des choix que l'on peut intégrer dans une histoire à embranchements, les classant en 8 catégories :
Le choix équitable
Le choix risqué
Le choix ambivalent
Le choix décisif
Le choix incertain
Le choix irrémédiable
Le choix inévitable
Le choix intéressé
D'autres exemples de supports d'histoires à embranchements
Dans le domaine du livre imprimé, ce type de narration à embranchements est familier du grand public à travers les Livres Dont Vous Êtes Le Héros (LDVELH) qui ont connu leur heure de gloire dans les années 80 et 90 (un article retraçant leur histoire est à lire ici : http://litteraction.fr/presentation/livre-dont-on-est-le-heros/histoire-des-livres-jeux). Dans les LDVELH, la narration à embranchements se mêle à un système de règles visant à formaliser l'aventure en intégrant la gestion des objets et de la santé du protagoniste. Ils peuvent être ainsi vus comme une première étape vers les jeux de rôle sur table.
Relativement récentes, il existe une offre de bandes dessinées dont vous êtes le héros, centrée sur l'éditeur Manaka. Si ces bandes dessinées s'adressent à un public d'enfants ou d'adolescents, il existe également des exemples intéressants d’œuvres pour adultes, au premier rang desquels Captive (lien vers la page du site de jeux de société Tric-trac : https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/captive ).
Dans ces bandes dessinées, les numéros des paragraphes des LDVELH se retrouvent parsemés dans le dessin même. Un numéro sur une porte signifiera donc au lecteur qu'il peut "entrer" dans la pièce en se rendant au numéro indiqué. Le déroulement du temps est quant à lui représenté par un sablier, l'ensemble de l'histoire étant une course contre la montre.
Au niveau de la narration et de l'expérience du joueur, l'avantage de la représentation des choix et des possibilités d'action intégrées dans le dessin est de renforcer l'aspect "jeu". Le lecteur DOIT regarder attentivement ce qu'il a sous les yeux pour ne pas passer à côté de certains éléments parfois décisifs.
Complément : Au cinéma
Au cinéma, les histoires à embranchements sont évidemment très difficiles à mettre en scène. Il est cependant possible d'en citer quelques exemples :
Smoking / No smoking d'Alain Resnais (article d'analyse du film). Choix du réalisateur : montrer les embranchements à travers deux films distincts.
Mister Nobody de Jaco Van Dormael. Choix du réalisateur : montrer les embranchements en entremêlant leurs séquences. Le spectateur doit alors être actif et en mesure de reconstituer les différents fils au fur et à mesure du visionnage.
Lola rennt (sorti en France sous le titre "Cours, Lola, cours !") de Tom Tykwer. Bien connu des enseignants d'allemand en France, ce film fait le choix de proposer trois versions de la même trame de départ. Découlant de la première décision de l'héroïne dans les premières minutes du film, ces trois versions sont proposées à la suite au spectateur, permettant d'estimer toutes les variations induites par une subtile différence de départ.
Un quatrième exemple de représentation d'histoire à embranchements est donné à travers le court-métrage d'animation "Le portefeuille" servant de support à l'exercice pratique dans la section "Twine" des outils. Dans celui-ci , le réalisateur a mis à profit les possibilités de l'animation pour représenter tous les embranchements quasiment simultanément !
Pour finir, évoquons l'existence d'histoires à embranchements en audio. Une société française, Audigame, en a tenté la production de façon professionnelle en 2015, avec une application pouvant permettre à tout un chacun de développer sa propre histoire audio à embranchements. Malheureusement, leur site à visée gratuite et à l'ambition de créer une communauté autour de l'application est devenu aujourd'hui une coquille vide ne donnant accès qu'à une offre différente, payante et réservée aux professionnels.
Cependant, des amateurs ont prouvé par ailleurs qu'il était tout à fait possible de créer une saga audio à embranchements simplement en s'enregistrant à la maison (par exemple avec Audacity, pour éditer facilement le son), et en créant autant de mp3 qu'une version papier de LDVELH aurait besoin de paragraphes. Comme l'explique la page internet ci-dessous, il "suffit" de partager le contenu de chaque piste en 3 parties (résumé du choix précédent, action, explication du choix à faire à présent).
Page décrivant l'exemple de la saga audio Siberian Rescue : http://leniddejohnny.blogspot.fr/2009/07/critique-siberian-rescue.html
Lien direct vers le téléchargement des fichiers mp3 : http://download.duketotchi.fr/SiberianRescue-1-2.zip
Exemple d'intégration de choix dans une narration avec Twine⚓
L'histoire Twine ci-dessous est l'enrichissement des versions linéaires vues dans les sections précédentes. La narration comprend à présent des choix menant à des fins différentes pour la plupart.
Si vous avez déjà essayé des histoires Twine dans ce parcours, il se peut que vous soyez directement à la fin en allant sur d'autres. Cliquez sur "Restart" pour revenir au début de l'histoire !